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Le service public, encore utile ? Une analyse juridique...

par Matt 3 Août 2016, 07:34 Politique Culture générale Droit

Les grèves ont contribué à l'écornement de l'image des services publics

Les grèves ont contribué à l'écornement de l'image des services publics

Indissociable de l’Etat moderne et existant dans tous les pays développés, le service public, compris comme « une activité d’intérêt général gérée par une personne publique ou sous son contrôle, selon un régime exorbitant du droit commun » (Yves Gaudemet, droit administratif) s’est développée en France de façon exceptionnelle autant sur le plan matériel que symbolique. Ce principe a été dégagé à la fin du XIXème siècle, en s’appuyant sur un arrêt du tribunal des conflits, l’arrêt Blanco du 8 février 1873 qui lie à la notion de service public l’application des règles spéciales du droit administratif et la compétence de la juridiction administrative. Dans cette conception, il poursuit un intérêt général (besoins collectifs de la population) et fournit des prestations à ceux qui en ont besoin (matérielles ou financières, gratuites ou onéreuses, obligatoires ou facultatives). Louis Rolland systématisera le noyau dur du service public français autour de trois grands principes : continuité, égalité, mutabilité.

 

Cette notion a légitimé le développement de l’Etat en France et a servi de bases au droit public en devenant un de ces grands critères d’identification. Image fondatrice polarisant de nombreuses croyances, elle forge une partie de l’identité collective française. Cette importance toute particulière rend le service public un élément sensible dépassant le simple cadre juridique et contribuant à la cohésion de la société. Dans le même temps – et possiblement pour cette raison - le service public est difficilement saisissable en ce qu’il varie perpétuellement : L. Nizard, dès 1964, affirme ainsi que l’usage jurisprudentiel de la notion de service public se caractérise justement par le « refus de marquer nettement la limite entre ce qui est service public et ce qui n’est pas », dans son ouvrage À propos de la notion de service public : un juge qui veut gouverner.

 

S’il y a toujours eu des variations dans l’appréhension juridique du service public, les changements opérés à partir des années 1980 sous l’influence conjointes de nouvelles conditions économiques, sociologiques, et juridiques se sont révélés constituer des bouleversements sans-précédents, ce que Bruno du Marais a d’ailleurs appelé une « révolution copernicienne » (Droit public de la régulation économique). Cette révolution remet en question l’essence du service public, et des éléments constitutifs de la notion qui n’ont jamais variés sont aujourd’hui amenés à changer. Ce que la doctrine a longtemps décrit comme un mythe, « le service public à la française », semble en fin de vie, remplacé par un « service d’intérêt général », notion plus technique et objective, mais ayant un caractère moins mythique.

 

Pour montrer cela, il convient de montrer que le changement est concomitant à la notion de service public et qu’elle a toujours varié de façon importante. Toutefois, malgré ces variations, on observe dans la notion de service public « à la française » une grande continuité en termes de finalité et de raison d’être, qui sont aujourd’hui remises en question.

 

I. Le contenu et la place dans le système juridique de la notion de service public ont considérablement varié de par la jurisprudence du conseil d’Etat et du tribunal des conflits

 

La notion de service public a une longue histoire, durant laquelle son utilisation par le juge a beaucoup varié. Ainsi, à la question « De quoi parle-t-on lorsqu’on emploie l’expression de service public ? », les rapporteurs de la Commission Stoffaes répondent : « fondamentalement, on manie des catégories juridiques forgées au cours d’une longue histoire » (Services publics, question d’avenir). La notion de service public serait ainsi un contenant, une sorte d’étiquette attribuée par l’autorité compétente à une activité d’intérêt général.

 

A ce contenant, le Conseil d’Etat a donné contenu, il « a forgé et enrichit le concept, construit toute une jurisprudence sur cette notion » (La crise du service public, J-M Rainaud), réalisant un travail continu d’adaptation à l’état des mœurs et des mentalités. D’autre part, c’est le Conseil d’Etat et le Tribunal des Conflits qui ont déterminé la place du service public au sein du droit public français, tantôt l’excluant généralement avant l’arrêt Blanco au profit du critère de la puissance publique, tantôt l’exaltant pendant son âge d’or comme un « alpha et un oméga du droit administratif » (P. Weil, le droit administratif), tantôt le décrivant comme un outil d’identification du droit public parmi d’autres aujourd’hui.

 

À ce contenant qu’est le service public, la jurisprudence du conseil d’Etat a donné contenu autant sur le plan organique que matériel, qu’il a ensuite fait varier selon les circonstances et les besoins

 

De la définition classique de Duguit du service public comme « toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants, parce que cette accomplissement est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale, et qu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par l’intervention de la force gouvernante », on peut en conclure que l’inclusion d’activités dans le domaine du service public est éminemment subjective et nécessite une interprétation. Ce rôle a été assuré par le juge (conseil d’Etat et tribunal des conflits, essentiellement), qui n’a pas hésité à développer, puis faire varier sa jurisprudence afin d’adapter cette notion aux changements et aux circonstances.

 

A titre d’illustration, le conseil d’Etat a largement fait varier sa conception, au départ organique, du service public pour une vision plus fonctionnelle. Le lien organique systématique entre service public et personne publique a tout d’abord été remis en cause lorsqu’il a été admis que les activités des personnes publiques ne sont pas toutes des missions de service public (CE, 1844, Finot). Par la suite, le conseil d’Etat a admis qu’une personne publique pouvait avoir la possibilité de confier à une personne privée une activité d’intérêt général par décision unilatérale (CE, 1935, établissement Vezia) puis une mission de service public (CE, 1938, Caisse primaire aide et protection). En outre, il avait antérieurement rendu possible une gestion privée au sein des services publiques, en admettant la possibilité pour une collectivité territoriale de passer des contrats de droits communs (CE, 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges).

 

D’autre part, sur le plan matériel, le juge a dû, lorsque le législateur ne l’a pas défini, déterminé ce qu’était une mission d’intérêt générale. Par cette détermination, il peut agrandir ou réduire la portée de la notion de service public. De nouvelles activités qu’on ne considérait pas comme tenir de l’intérêt général se sont progressivement ajoutées, comme la création d’un service municipal de ravitaillement alimentaire en cas de déficit d’initiatives privées (CE, 1930, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers) ou l’exploitation d’un casino au nom du développement touristique d’une commune (CE, 1966, ville de Royan). En outre, la notion même d’intérêt général a pu être étendue - illustré par la reconnaissance d’un intérêt général social et de l’existence de services publics sociaux (TC, 1955, Naliato) - ou réduite - par la suppression de cette même notion (TC, 1983, Gambini c/ Ville de Puteaux).

 

La jurisprudence n’a toutefois pas seulement développé le contenu interne de la notion, elle a également fait varier son importance au sein du droit public.

 

La place et l’importance du service public dans le droit public français ont continuellement et considérablement varié après de multiples renversements de jurisprudence

 

Au départ partiellement exclu et dominé par le critère de la puissance public, le service public a rapidement été placé au centre de la juridiction administrative comme l’unique principe d’identification du droit public par le conseil d’Etat, sous l’influence notamment de l’école dite « du service public ». Ainsi, c’est en invoquant l’argument qu’un service public est en cause que le conseil d’Etat attribue le contentieux des collectivités locales à la juridiction administrative (CE, 1903, Terrier ; 1908, Feutry ; 1910, Thérond).

 

Rapidement, toutefois, la jurisprudence s’écarte de la vision du service public comme unique critère d’application du droit administratif et de la compétence du juge administratif, la jurisprudence crée la notion de service public à gestion privée, qu’il qualifie de service public à caractère industriel et commercial (TC, 1921 Société commerciale de l’Ouest africain), pouvant être soumis au droit privé malgré le caractère de service public. Il s’agit d’une extension considérable du droit privé au motif que certains services publics fonctionnent dans des conditions analogues à celles d’entreprises de particuliers.

 

Aujourd’hui, le service public est un critère d’identification moins central. La jurisprudence conjointe du Conseil d’Etat et du Tribunal des Conflits a eu tendance à favoriser l’importance de la puissance publique plutôt que celle du service public dans sa jurisprudence récente : le premier a ainsi refusé d’admettre la compétence du juge administratif en matière de responsabilité extracontractuelle des personnes privées investies d’une mission de service public (CE, 1978, ADASEA). Le tribunal des conflits a retenu la compétence du juge judiciaire dès lors que cette personne privée ne dispose d’aucune prérogative de puissance publique (TC, 1978, Bernardi c/ Association hospitalière Sainte-Marie). Le Conseil Constitutionnel, lorsqu’il érige la compétence de la juridiction administrative pour annuler ou réformer les décisions prises dans l’exercice de PPP comme principe de valeur constitutionnel (CC, décision n°86-224 DC du 23 janvier 1987), a pu également participer à ce mouvement général d’affaiblissement du critère de service public au profit de la puissance publique comme critère principal d’identification du droit public.

 

Ainsi, le caractère évolutif de la notion de service public à la française est notable, et c’est sans doute ce qui explique sa longévité. Elle avait toutefois un inconvénient décrit dans le rapport de la commission Stoffaes : « l’Etat se légitime par des activités de service public, dont lui seul détermine la définition ». Ceci est en réalité de moins en moins vrai depuis une trentaine d’année et une série de grandes mutations.

L'Union Européenne a largement altéré la notion de service public "à la française"

L'Union Européenne a largement altéré la notion de service public "à la française"

II. La « révolution copernicienne » que connait le service public « à la française » tend à lui faire perdre son exceptionnalité et à l’éloigner de son caractère mythique

 

Le service public n’est pas qu’une notion juridique, il s’agit également d’une entité sociale et d’un « opérateur idéologique » (Jacques Chevalier) qui sculpte le mythe d’un Etat soucieux du bien-être de tous, constituant une finalité à laquelle se réfèrent gouvernants et fonctionnaires. Cette idée est aujourd’hui remise en question. D’une part, le service public doit désormais se justifier : l’Etat (plus précisément, le législateur) a toujours possédé un pouvoir discrétionnaire de définition de ce qu’était un service public, ce qui est moins le cas aujourd’hui. D’autre part, la finalité du service public n’est pas la même : d’une finalité politique et sociale, elle devient davantage une finalité de rationalité économique.

 

Sous l’influence grandissante du droit communautaire, l’Etat a perdu une partie de son pouvoir discrétionnaire de définition du service public

 

Le droit français considère que l’Etat est le garant des solidarités collectives et des libertés publiques pour concilier les exigences du service publics avec celles de la liberté du commerce et de l’industrie alors que le droit communautaire, quant-à-lui, met au principe même de son discours la liberté d’échange et de circulation sur le marché intérieur européen. De cette différence, il en a résulté notamment une critique des services publics en réseaux par la Commission (dans son 22ème rapport sur la concurrence) et une politique, par voie de directives, d’ouverture des marchés organisés sur un mode monopolistique. La France a contesté cette politique d’ouverture, mais la CJCE a consacré l’existence d’un pouvoir normatif autonome de la Commission dans ce domaine (CJCE, 19 mars 1991, République française c/ Commission). Cette opposition tenait au niveau juridique en ce que le droit communautaire ne reconnaissait en effet que des services d’intérêt général (SIG). Ainsi, dans le rapport public du Conseil d’Etat de l’année 1994 consacré au service public (service public, services publics : déclin ou renouveau) : « L’Europe n’instruit pas le procès du ou des services publics ; elle fait pire ; elle ignore largement la notion de service public et l’existence de services publics ».

 

Bien que la jurisprudence de la CJCE ait depuis admis la notion de SIEG (CJCE, 19 mai 1993, Corbeau et CJCE, 27 avril 1994, Commune d’Almelo), permettant une exclusion de toute concurrence de certains services publics, le constat demeure que dans ce nouveau cadre européen, l’identification du service public devient ainsi « négative » (Jacques Caillosse, la Constitution imaginaire de l’administration), en ce que c’est l’Etat qui doit désormais apporter les preuves que son intervention est nécessaire et justifiée. La CJUE se garde en effet le droit de contester la qualification de service public par un Etat, si la Cour considère cette qualification comme une erreur manifeste d’appréciation, tel le fait de qualifier de SIEG certaines activités liées au domaine des opérations portuaires (CJCE, 1991, Merci convenzionali porto di Genova).

 

En outre, le traité d’Amsterdam, prévoit dans une déclaration annexe que les dispositions relatives aux services publics « sont mises en œuvre dans le plein respect de la jurisprudence de la Cour de justice », démontrant l’influence de la Cour développement de cette notion, même au niveau national.

 

La finalité du service public, qui était traditionnellement celle de régulation politique et sociale, devient davantage économique

 

Le service public en France est une institution, ce que définit le politiste Luc Rouban comme « une idée œuvre qui devient porteuse d’une norme sociale » dans son article La crise du service public en France : l’Europe comme catalyseur. Le service public français s’appréhende ainsi comme une construction historique ayant été un outil de pacification, de compromis sociaux et de régulation sociale et politique, faisant partie intégrante du contrat social, derrière lui résidait une notion centrale de volontarisme politique auquel s’oppose une logique européenne de type économique.

 

Les évolutions récentes brouillent la ligne de partage par laquelle le droit sépare fonction d’administration et activité d’entreprise. Les services publics, transformés par la montée des préoccupations économiques et managériales se pensent en termes d’opérateurs agissant dans un cadre concurrentiel où les performances sont une priorité. Cela s’illustre par la soumission progressive des personnes publiques au droit de la concurrence. Le phénomène a d’abord été restreint : il ne visait que les activités publiques de production, de distribution et de service (TC, 1989, Ville de Pamiers). Toutefois, le conseil d’Etat réalise désormais le contrôle des actes de dévolution des services publics au regard du droit de la concurrence (CE, 1997, Sté Yonne funéraire). Dans un arrêt du même jour (CE, 1997, Société Millions et Marais), le commissaire du gouvernement J-H. Stahl invite la section du contentieux du Conseil d’Etat à repenser le contrôle de l’attribution des concessions de service public tout en arbitrant entre l’intérêt « des usagers » et « des opérateurs économiques » et demande au Conseil d’Etat « d’ajouter à sa conception traditionnelle du service public, centré sur l’usager, une autre dimension, celle des rapports avec l’environnement économique et les opérateurs économiques », justifiant ces variations par le droit communautaire. Un changement que Jacques Caillosse (Constitution imaginaire de l’administration) résume en écrivant : « Le juge se fait économiste ».

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